Culture
INTERVIEW Sabine Dormond
A l'occasion de la sortie de Ma place dans le circuit recueil de nouvelles.
Orbis Terrae: « ...ni Espérance, ni moi-même n'avons su saisir
l'aubaine » La littérature peut-elle avoir pour inconvénient, quelquefois, de nous faire
rater l'aubaine qui passe ?
Sabine Dormond: Je dirais plutôt que rater l'aubaine qui passe est une situation
éminemment littéraire. C’est dans de telles circonstances que s’ouvre tout le champ des
possibles.
Orbis Terrae: L'écrivain, souvent, est en prise avec son époque ; parfois, il
fait œuvre de prophète. « ...il faut habiter Montrou pour comprendre que la mobilité
puisse être une absolue nécessité. » Bien avant les événements, le détonateur de la
crise des Gilets Jaunes...
Sabine Dormond: J’ai côtoyé dans ma jeunesse une famille suisse qui n’avait plus
rien à manger à la fin du mois, les enfants se nourrissaient de flocons d’avoine sans
lait, mais ces gens avaient bien sûr la télévision et de l’essence tous les jours. Comme
si on assistait à notre époque à une inversion de la pyramide de Maslow.
Orbis Terrae: Les femmes sont-elles des « mouches obstinées »... ?
Sabine Dormond: Non, comme toute cette nouvelle (Les verrouillés) est
truffée de références à Huis clos, ces mouches font allusion à une autre pièce de
Sartres. Et la mouche est sans doute le plus exaspérant des insectes lorsqu’il est
enfermé derrière une vitre, comme le sont mes personnages. Les mouches renvoient aussi à
l’expression “ne pas faire de mal à une mouche”, d’ailleurs Espérance s’insurge contre
le fait que Gabriel en tue une, alors qu’elle n’a aucun scrupule à mettre de milliers de
personnes au chômage
Orbis Terrae: Dans Contagion, la narratrice est obnubilée par ...un cheveu
manquant. Quel cheveu vous manque-t-il, Sabine Dormond, pour comprendre le monde ?
Sabine Dormond: La narratrice a toutes les clés en main pour comprendre l’étrange
comportement d’Igor, celui qui passe pour fou parce qu’il est le seul à avoir saisi ce
qui se passe. Moi, ce n’est pas un cheveu qu’il me manque pour comprendre le monde, mais
toute une tignasse et c’est tant mieux, parce que le peu que j’en comprends m’afflige
déjà suffisamment.
Orbis Terrae: Comme la narratrice de Contagion, avez-vous l'impression ...
qu'on ne nous dit pas tout ?
Sabine Dormond: Contagion met en scène un accident nucléaire de la
centrale de Leibstadt. Comme ça se passe tout près de Zurich, plus d’un million de
personnes sont exposées au nuage radioactif. Il est totalement impossible pour les
autorités de déplacer et de trouver à loger autant de monde. Aussi préfèrent-elles
mentir, parler d’une épidémie. Voilà pour la fiction. Dans la réalité, je me souviens
notamment que lors de l’accident de Tchernobyl, les autorités françaises avaient
certifié à la population que le nuage radioactif n’avait pas franchi la franchi la
frontière, alors que la Suisse romande avait été exposée. Je prends cet exemple pour
rester dans le nucléaire, mais il y en a eu tellement d’autres depuis dans d’autres
domaines.

Orbis Terrae: Dans Rafales, votre héros fait d'étonnantes rencontres. Les alpages
sont-ils le dernier recours de l'écrivain en mal d'amour ?
Sabine Dormond: C’est une nouvelle qu’il faut lire au sens allégorique, les Alpes
représentent ici un emblème de l’isolement volontaire, nécessaire, de l’écrivain en
phase de création. Dans ces moments, son imagination peut l’entrainer n’importe où, même
là où il n’a pas forcément envie d’aller.
Orbis Terrae: Un homme « pâle et poché, penaud de mine » peut-il être le caillou
dans la chaussure d'une ambitieuse... ?
Sabine Dormond: Il ne s’agit pas d’ambition, mais de convoitise. La personne avec
qui on partage sa vie devient un caillou dans la chaussure dès lors qu’on convoite
quelqu’un d’autre. Et on a alors vite tendance à lui trouver tous les défauts.
Orbis Terrae: Dans la nouvelle intitulée Case management, la narratrice dit : « A
mon niveau de notoriété, tout livre vendu est source de joie et chaque personne qui se
rend à l'une de mes séances de dédicaces m'inspire une reconnaissance durable. » Quelle
est la part de vous-même dans cette phrase ?
Sabine Dormond: C’est à peine exagéré. Il faut pas mal d’autodérision pour
accepter la condition d’auteur romand.

Bernard Antoine Rouffaer, pour Orbis Terrae
|