CARA
Sabine Dormond

Aujourd'hui et bientôt, le temps de l'ordinateur ou de l'humain?
Sabine Dormond – Il est riche, le dernier roman de Sabine Dormond! "Cara" est
un ouvrage de légère anticipation puisqu'il raconte ce que pourrait être la vie dans un
village suisse en 2037. Conformément au genre, l'auteure interroge ce que pourraient
être certaines tendances actuelles, prolongées l'espace d'une génération. Au cœur de ce
roman, se trouve dès lors l'opposition entre les relations créées par une vie en ligne
et celles vécues entre humains, pour de vrai, avec ce qu'elles ont de lumineux ou de
sombre.
Pour donner de la personnalité à ce jeu relationnel, l'auteure place au cœur de son
intrigue les personnages de Clémence, nonagénaire un peu à la ramasse question
informatique, et Loïc, adolescent hyperactif qui maîtrise les ordinateurs à fond. Il y a
là un jeu parfait d'affinités électives entre opposés, où l'on s'entend paradoxalement
sans forcément se comprendre. L'auteure a l'art quasi ramuzien – l'humour en plus – de
créer pour Loïc, jusqu'à la caricature, un langage jeune impossible mais parfaitement
crédible, absolument savoureux, plein de néologismes ("glurpser" pour manger, par
exemple) et d'apocopes inédites. Conforme aux canons familiers, la parole sage de
Clémence paraît par contraste intemporelle. La romancière questionne dès lors: pour se
comprendre, faut-il piger tous les mots?
Entre Loïc et Clémence, se développe une relation de complicité non faussée. Cette
relation fait contraste avec le lien que l'auteure dessine entre Loïc et Cara, la figure
éponyme, influenceuse curieusement très disponible et impeccable. Qui est-elle? Le
lecteur le devine assez vite, mais ce n'est qu'à un moment avancé du récit que l'auteure
casse une ambiguïté dont elle explore les potentialités. Ainsi, si Loïc sait exactement
de quoi il en retourne, Clémence va se laisser piéger par cette "it girl" – et s'en
accommoder. L'auteure a-t-elle emprunté le prénom de cette figure à Cara Delevingne?
Peut-être. Mais c'est surtout le sens italien du prénom, "chère", qui va déterminer, par
antiphrase ou pas, la relation ambivalente, empreinte de rejet et d'attirance, entre
Clémence et Cara.
Pourquoi aime-t-on, après tout, le caractère authentique de la relation entre Loïc et
Clémence? L'auteure ne se contente pas de décrire un lien familial reconstruit entre
deux êtres abstraits de toute vie réelle. Astucieuse, elle évoque les bons petits plats,
les œufs que donnent les quatre poules de Clémence et qui deviennent de délicieuses
omelettes. Ce qui ramène Loïc, parfaite graine de citadin qui n'a jamais vu un animal de
ferme, vers ce qu'il est: un enfant de la terre, qui a les pieds dans la glèbe et s'en
nourrit. Et comprend, lorsque deux poules meurent, que la mort, ça fait aussi partie de
la vie.
Des orages pèsent cependant sur ce monde, privilégié l'espace de quelques jours de
vacances de Noël. L'auteure, dès lors, n'esquive pas les questions d'actualité au sens
large. Si la tempête qui a lieu en 2037 du côté de la Suisse romande rappelle le vieux
temps de Lothar, elle témoigne aussi du changement climatique. Et côté tendances en
évolution, l'auteure évoque aussi, avec une légère inquiétude, la possibilité d'une
sécurité sociale dont le coût dépend des comportements plus ou moins vertueux des
cotisants. Une idée qui doit tournoyer, vertigineuse, dans plus d'une personne en ces
temps de pandémie: si tu fais comme l'Etat te dit, on te réduit tes primes
d'assurance-maladie...
Et par le biais du personnage de Chigiru, dont le rapport avec Loïc et Clémence n'apparaît
que peu à peu dans son évidence, la romancière évoque aussi quelques questions sociales
liées à la vie d'adolescent. En particulier, elle dessine avec justesse le parcours
d'une fille harcelée qui va sortir des clous à son tour, faisant usage de son adresse en
informatique. Quant au monde scolaire de 2037, il sera non mixte, féminisme oblige. Mais
sera-t-il meilleur? Le lecteur peut se poser la question. Drogues, harcèlement, vies
parallèles sur les réseaux sociaux, volonté d'appartenance et de popularité, trucs à la
mode: l'auteure évoque page après page les questionnements intemporels du monde
scolaire.
Et si Loïc est dynamique, cela se retrouve dans la structure du roman: les chapitres
sont courts, ça va vite et l'on ne s'ennuie pas. Mais il n'empêche: en dessinant un
monde futuriste à la fois attachant et inquiétant, qui envahit même la domotique à la
façon d'un Philip K. Dick dans "Ubik", "Cara", roman d'anticipation à fibre sociale,
relance au futur les questions que tout le monde se pose aujourd'hui déjà. Et en
particulier celle-ci: quel est l'impact des ordinateurs sur nos contacts, sur leur
authenticité et leur humanité? Et c'est sur un "mektoub" que se termine le roman, qui
évoque la foi – ouvrant la possibilité d'une résurrection. Laquelle, celle promise par
les religions ou celle que vante la technologie? Bien malin qui tranchera.
Sabine Dormond, Cara, Lyon, M+, 2021.
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